Alexandra Boulat

Defigurés

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« La Yougoslavie avait eu son temps de paix et l’homme fit basculer l’histoire, selon sa tradition, égal à lui-même. Le reste du monde s’étonna de tant d’atrocités. Présidents, chefs de guerre, soldats et pilleurs s’acharnèrent à imposer leurs lois alors que le pays sombrait dans une guerre cruelle et peut-être même banale. Le modernisme et le progrès, le souvenir encore présent de la Deuxième Guerre Mondiale, rien n’y faisait. L’humanité devait sans doute se résigner face à sa condition.

En tant que photographe, je fus le témoin des événements qui secouèrent l’ex- Yougoslavie. Mon étonnement et ma curiosité redoublaient à chaque voyage : c’était donc ça la guerre ? J’étais fascinée.

Puis le conflit s’épuisa et les Serbes rendirent leurs territoires aux Bosniaques, crachant une dernière fois leur haine en pratiquant la politique de la terre brûlée. Mirna, la musulmane, pu enfin retourner chez elle. De sa maison, il ne restait que les murs et, en observant le sol jonché de papiers et de verre cassé, elle découvrit que l’un des Serbes qui avait occupé les lieux avait méticuleusement effacé, en grattant avec une lame de rasoir, les quatre visages d’une photo de famille prise avant la guerre, sur laquelle elle figurait aux côtés de ses parents et de son frère. Une toile de Montana : le maudit avait achevé son oeuvre en donnant de longs coups de couteaux du haut en bas de la photo. Son message était clair. Effacer le visage de l’ennemi, le déraciner, piétiner son âme, piller ses biens… destruction, profanation, mort… l’Image puait la haine.

Entre deux voyages en Bosnie, j’eus l’occasion de prendre quelques jours de repos en Egypte. Loin de l’actualité, du travail et de la boue. Loin de la presse et de la surproduction d’informations, loin du temps qui passe vite après lequel il faut courir. J’allais me balader au soleil.

A ma grande stupéfaction, je me retrouvais sur un autre champ de bataille, mais j’arrivais 2000 ans après le drame. Les ruines étaient sublimes et cette foi, ma fascination fut sans scrupule. Les paysages façonnés par la nature et les archéologues n’avaient plus rien de triste. Le monde des Egyptiens reposait en paix, digne et beau. Des hommes immenses au corps de pierre, blessés et démembrés, trônaient là, tout puissants, défigurés, et d’autres allongés gisaient inanimés sur le sable, leurs tombes avaient été profanées et leurs temples pillés. Le paysage était effrayant. En voyant les centaines de kilomètres carrés de hiéroglyphes martelés et effacés par des soldats ennemis engagés dans une lutte sans merci contre la vérité, la photo de famille de Mirna réapparut comme un éclair dans ma mémoire.

Le lien était fait et spontanément je rapprochais la Bosnie et l’histoire picturale des drames de l’humanité. Je baissais le regard et des sons m’arrivaient, j’entendais le brouhaha de la bataille, les gémissements de pauvres blessés, la rage des combattants et le cliquetis de leurs armures. Puis j’ouvrais les yeux, et tombais sur des bas-reliefs qui illustraient la scène. A Medinet Abou, Ramsès II étirait son arc, précédé d’une colonne de chars et d’une armée de soldats mêlés dans un corps à corps avec l’ennemi ; plus haut, des captifs alignés, les bras en l’air demandaient grâce au Pharaon…

L’Egypte m’apparut alors comme le miroir de notre civilisation, je la vis ruinée mais effectivement immortelle, avec ses grandes dates, ses vénérables dirigeants et leurs intrigues, ses heures de prospérité et son déclin jusqu’à ce que les guerres, la misère et la nature se chargent de son anéantissement, l’Histoire se répétant à l’infini

Le regard que je porte sur l’Egypte se veut sans mysticisme ni sentiment esthétique. C’est un autre aspect de la photo de guerre que j’essaie de présenter. Juste des images froides et directes prises sous le coup d’impressions subjectives. A la suite de ce voyage, je portais un nouvel intérêt pour la photo de soldats russes sur le toit Du Reichstag en 1945, prise par le photographe russe Yevgeny Khaled. Je redécouvrais les clichés panoramiques pris à Stalingrad en 1942, ou encore les vues d’avion d’Hiroshima après l’explosion atomique. J’étais alors décidée à repartir le Long du Nil pour y compléter mon travail »

Les événements de l’histoire contemporaine et les obligations de sa vie Professionnelle empêchèrent Alexandra de retourner en Haute Egypte. Au fur et à mesure de ses reportages, elle ajouta quelques bribes au travail entamé. Elle réalisa un reportage sur la chirurgie esthétique, qui redonne un visage à ceux qui l’ont perdu à la suite d’accidents de la vie. Elle photographia à Bamiyan, la niche que les Talibans avaient délibérément délestée de son Grand Bouddha et les ruines d’Angkor enserrées dans les racines des arbres centenaires.

Alexandra n’eut pas la possibilité de terminer son travail.